Histoire de Gilbert C.

né en 1943.



Gilbert le clandestin.

Si la Seconde Guerre mondiale s'est terminée le 8 mai 1945, pour nous,
les Enfants de la Guerre, elle n'a fait que commencer.

De nombreux témoignages édités dans des livres qui ont fait sensation, tel que : Enfants maudits illustrent bien mon propos. Les méconnus, les humiliés, les insultés sont des innocents ; ils n'ont commis aucune faute ; c'est quelque fois leur mère, aidée par le beau-père, qui s'avère être la plus cruelle. L'enfant devient le bouc émissaire, la victime ; il paie pour la défaite des pères qui souvent n'ont pas voulu, ou pas pu, donner suite à leur relation amoureuse.
Le vaincu devient alors traqué ou prisonnier, et n'a de cesse, dans sa retraite, de sauver sa peau, de retrouver son pays et ce qui lui reste des siens !
L' "Enfant maudit" va devenir un clandestin, et porter le poids d'un secret qu'il ne devrait pas avoir à supporter (je pense à Laure qui a recherché et attendu son père qu'elle croyait s'appeler Mr Boche).


Gilbert 2 ans.

En ce qui me concerne, j'ai été aimé et choyé par ma grand-mère... et mon grand-père. Ma grand-mère m'expliquait que mon père était "au-delà des mers et qu'il reviendrait me chercher un jour !"
Avec mon grand-père, ancien combattant de la Guerre 14-18, le sujet n'a jamais été abordé. Ma grand-mère a réussi à me garder à Niort jusqu'à ce que j'atteigne 10 ans révolus. Elle a dit à ma mère :
"merci de me l'avoir confié aussi longtemps, il a été mon dernier rayon de soleil !"
Et puis je fus déraciné de ma province pour rejoindre mes nouveaux parents qui habitaient un logement neuf à Mesnil-le-Roi, en région parisienne.

C'est là que j'ai appris la nouvelle :
mon père était allemand.

Si le trou béant creusé par l'absence et la méconnaissance du père fut en partie comblé, il m'a fallu apprendre très vite à devenir un passager clandestin. Le sujet ne pouvait être abordé qu'avec ma mère. Le poids du secret, la solitude profonde qui en découle, pour un petit garçon de 10/11 ans, fut immense. Il me semblait qu'il m'était impossible de développer une relation amicale véritable sans faire l'aveu douloureux de l'inavouable : "Mon père est un Allemand" Ces cinq mots semblaient être scellés à tout jamais au fond de mon cœur : il aurait fallu forcer un coffre-fort. Je les ai prononcés à mon meilleur ami du moment, Joël D., trente ans plus tard !
Elevés dans l'immédiat après-guerre, dans les cours de récréation les enfants jouaient à la guerre ; je savais très bien qui étaient les méchants et quelle était la douleur d'avoir un père méchant ! Plus tard, le baume au cœur fut d'apprendre qu'ils n'avaient pas été tous méchants ! Beaucoup plus tard, j'appris que pour devenir un homme, il fallait avec sérénité, avec fatalité, accepter ce dont on n'est pas responsable, ce que l'on ne peut pas changer.
En attendant, que de coups de poing j'ai reçus seulement parce que j'étais un petit blond à lunettes, et que je restais plutôt dans mon coin, à remâcher ma différence, qu'à participer au combat qui allait désigner le chef du moment. Je n'en avais rien à faire du chef ! Je ne comprenais pas pourquoi il fallait se taper dessus au lieu de jouer aux osselets bien gentiment. Pendant cinq longues années cela a continué en colonie de vacances d'été... Il faillait combattre pour obtenir, pour conquérir le lit du dessus ; les Français pouvaient aussi être méchants : quelle bonne nouvelle !


Gilbert 18 ans.

Au service militaire cela a continué... avec davantage de brutalité.

Et puis le miracle s'est produit lorsque j'ai appris qu'une tribu germanique, les Francs, avaient donné leur nom à la France, ils s'étaient même alliés avec le Pape grâce à la belle Clothilde ! Tout devenait vraiment plus compliqué ! Puis il y a eu la guerre des deux France, avec la Loire comme frontière ! Les blonds contre les bruns ! Ce sont tous ces mélanges qui composent la population actuelle. J'ai lu le général de Gaulle : "La France vient du fond des âges... de par la géographie du pays qui est le sien, de par le génie des races qui la composent, de par les voisinages qui l'entourent, elle revêt un caractère constant qui fait dépendre de leurs pères les Français de chaque époque et les engagent pour leurs descendants."

Il me fallait apprendre à relativiser. Mais l'aveu restait inavouable à jamais. Le passager clandestin devenait un spectateur attentif. J'ai toujours voulu en savoir davantage : j'appris plus tard que nous venions tous d'Afrique, que c'est en suivant les rennes, vers le Nord, après le réchauffement climatique, que des hommes bien téméraires, donc courageux, allaient se dépigmenter, la mélanine leur faisant défaut, leurs cheveux allaient devenir blonds, leurs yeux s'éclaircir et leur peau blanchir. Je devais en payer le prix en attrapant des coups de soleil ! Il me fallait peler pendant que les Latins bronzaient sans problème !

Lorsque j'ai commencé à travailler, je suis devenu vendéen. J'avais bien expliqué à mes collègues d'où mes ancêtres venaient, de Vendée. Je suis donc devenu le "ventre à choux" de service ! Cela m'a beaucoup aidé : mes ancêtres avaient été victimes d'un génocide, les Républicains avaient jeté femmes et enfants dans les puits ! Je n'ai jamais franchi la dernière étape qui aurait été de devenir monarchiste, il ne fallait pas, pour rester crédible, exagérer !
Encore un peu plus tard, j'ai lu dans un livre consacré à la Guerre du Vietnam, que les Américains avaient perpétré de nombreux "Oradour-sur-Glane" et ils n'avaient pas de bataillons de la Légion étrangère composés d'Allemands.
Il me fallut séjourner longtemps en Thaïlande, à 47 ans, et fréquenter régulièrement les Allemands, pour me rendre compte, enfin, qu'ils étaient des hommes à peu près comme les autres : ils jouaient aux échecs d'une façon cartésienne et ils étaient des hommes d'ordre toujours ponctuels, comme moi ! Pas très méchant tout cela...
S'il ne m'était toujours pas très aisé d'avouer que mon père était allemand, avec eux, tout se passait très bien. Ils étaient ravis d'apprendre que leurs pères avaient fait l'amour plutôt que la guerre... Je faisais toujours attention d'être l'ambassadeur sans reproche de la France afin de leur démontrer que les Français étaient très fréquentables et séduisants. Néanmoins, lorsqu'ensuite je leur confiais qui était mon père, ils rétorquèrent : "Ah, je comprends mieux maintenant !"
J'ai toujours bénéficié d'un petit avantage avec les dames : les plus maternantes comprenaient "que cela n'a pas dû être toujours facile" et me consolaient, les plus intellectuelles voulaient savoir dans le détail ce qui m'était passé par la tête pendant toutes ces années.
Au hasard des rencontres, je reste encore aujourd'hui à 65 ans, très prudent et sur ma réserve. Il y a quelques années, lors d'un dîner, un invité a évoqué la situation d'une femme dont le père avait été un soldat allemand du temps de l'Occupation. Je n'ai rien dit sur le moment, mais je me suis arrangé pour avoir son numéro de téléphone. Je lui ai alors demandé les coordonnées de cette femme, dans le but d'entrer en contact avec elle. Et pour expliquer ma démarche, j'ai dû lui expliquer mes raisons. Non seulement il ne donna pas suite à ma requête, mais il s'empressa de tout raconter à la ronde !


Les petits enfants de Gilbert.

L'histoire est malgré tout amusante car la personne qui m'avait invité à ce dîner, déclarait quelques semaines auparavant, en mettant la main sur la tête blonde de chacun des mes petits-enfants : "de vrais petits aryens !"

La création de l'ANEG (Amicale Nationale des Enfants de la Guerre) m'a apporté la preuve, après avoir lu plus de 80 témoignages, de la souffrance indicible de beaucoup d'enfants victimes de leur destin.
Certaines confidences sont insoutenables de cruauté : je pense tout particulièrement à Nicole G. qui a, avec la complicité de sa mère, été violée tous les jours pendant 7 ans dans la cave ou le grenier, par un voisin ; et à Gérard à qui sa mère crachait dans la bouche et lui donnait à manger les produits avariés de l'épicerie familiale.

Aujourd'hui je suis un peu las de toute cette histoire. Je veux oublier tout ce temps où mon être entier était mobilisé pour faire face à ma singularité.
Ancré dans le terroir profond, à 13 kms de La Rochelle, je ne suis pas très loin de cette Vendée qui compose la moitié de mon identité. Comme pour chaque individu, la tentation est grande de boucler la boucle... J'habite un petit village, "un trou" comme me disent certains, en lisière des champs ; dans cette France éternelle, j'ai le sentiment de fouler chaque jour les pas des lointains Ligures, qui sont aussi mes ancêtres.
Éternel clandestin, j'aime ce havre, ce refuge où je me sens enfin heureux après toutes les aventures qui composent une vie d'homme, à côté d'autres hommes qui eux aussi ont leur vie à conquérir, comme moi, le plus souvent en silence.

De l'Allemagne dont j'ai tant attendu, je n'espère que la sérénité afin d'être moi-même, c'est-à-dire content d'être dans le confort d'une vie d'homme ordinaire.

Gilbert C.
Septembre 2009.


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