Histoire de Pierre

né le 5 décembre 1941.



C'était le 11 décembre 2005 à 23h et j'envoyais un mail à Jeanine Nivoix, Présidente de l'Amicale Nationale des Enfants de la Guerre. Je venais de découvrir le site de l'ANEG, sur internet, et je connaissais depuis un an, le nom de mon père. Je venais de prendre 64 ans.

C'était la première fois que je pouvais enfin raconter mon histoire.

C'est un rude combat, seul, pour savoir d'où l'on vient. C'est avant tout un combat contre soi-même. On veut savoir et on a peur de ce que l'on va découvrir. On a peur de blesser, de voir de nouvelles portes se fermer, car il faut bien le remuer ce passé.

Je suis né le 5 décembre 1941, de père inconnu comme le précise mon acte de naissance, sans nom de famille; ma mère était à cette époque en instance de divorce, elle s'était mariée très jeune. C'était en plein hiver, et c'est une sage femme qui m'a mis au monde à DÉVILLE-LÈS-ROUEN, 7 rue Pasteur, dans la maison de mes grands parents, avec l'eau à la pompe et les toilettes dans le fond de la cour. Deux ans et demi plus tard un petit frère est arrivé lui aussi né de père inconnu.


Maison natale de Pierre.

J'ai été déclaré sous le nom de MARY, j'aurai dû m'appeler LATOURTE, sur mon extrait d'état civil, par jugement du tribunal civil de Rouen, le 13 décembre 1943 et transcrit le 2 juin 1944, il appert que je ne peux porter ce nom patronymique, j'ai été reconnu le 21 janvier 1948 par Raoul MAILAIT et Yvonne MARY, légitimé par leur mariage le 7 février 1948 à Déville-lès-Rouen, de ce fait j'avais un nom, je pouvais être inscrit à l'école ! J'avais alors presque 7 ans.


Mars 1942.


En 1943.

J'ai vécu avec ma mère et ce "papa", chez mes grands parents jusqu'à l'âge de 8 ans. Mon grand-père m'a appris beaucoup de choses; c'était un ancien de la guerre de 14/18 et pour lui ma naissance a dû être un véritable drame, c'est lui qui est allé déclarer ma naissance à l'état civil. Tout petit, il m'a appris l'alphabet et à compter, pendant ses dernières années où il était malade. Si beaucoup d'enfants de la guerre ont une enfance martyrisée, ce ne fut pas mon cas, et pourtant ce n'était pas la richesse.

J'ai toujours eu le sentiment de ne pas être le fils de celui que j'appelais "papa". J'ai vécu avec cette obsession, sans savoir pourquoi, une intuition que j'ai gardée au fond de moi pendant toutes ces années, puisque personne n'en parlait devant moi. Et puis je n'étais pas du tout comme les autres copains de mon âge. À l'école, malgré mon entrée tardive, j'étais toujours le premier de la classe. J'ai quitté l'école primaire à 14 ans avec le certificat d'études, premier du canton, je suis entré en centre d'apprentissage pour devenir ajusteur. Je n'ai pu faire de longues études qui m'ont été refusées, faute de bourse. J'ai suivi des cours du soir pour passer mon CAP de dessinateur industriel, métier que j'ai exercé jusqu'à mon départ en retraite. Je me suis marié, j'ai eu trois enfants et aujourd'hui, j'ai huit petits enfants qui occupent une grande partie de ma vie, avec mon activité associative.

C'est à 40 ans, qu'une vieille tante, ma marraine, que l'on avait écartée de mes fréquentations, peu de temps avant de disparaître, me dit : je suis la marraine d'un petit boche ! J'étais son seul et unique filleul, ce ne pouvait être que moi ! Ce que me confirme mon frère, qui lui en savait un peu plus, mais n'avait jamais rien dit. De nouveau, 20 ans se passent, et puis un jour, pas comme les autres, j'avais 60 ans, peu de temps après le décès de mon beau-père, c'était le mercredi 3 avril 2002, ma mère finit par dire à mes deux fils, qui étaient venus pour savoir, le nom de celui qui était mon père...


Juin 1952.

C'était un soldat allemand, HERBERT KLEMM, dans la marine de guerre, originaire de CHEMNITZ en Allemagne de l'est. Avant de connaître ma mère, il était déjà marié et avait deux enfants. Etait-ce suffisant pour aller plus loin dans la recherche ? Et auprès de qui ? Mais déjà je connaissais l'essentiel.

Mon père Herbert KLEMM en 1946.
Pierre en décembre 1965.

Mon père, peu de temps avant qu'il ne parte pour le front russe, muté pour cause de paternité avec une française, rencontrait ce beau-père tombé du ciel qui habitait chez sa cousine. Celle-ci avait un soldat allemand pour petit ami, on en parlait souvent devant moi, il était gradé et probablement le chef de mon père. Cette cousine était amie avec ma mère. Elles faisaient du ménage dans le château réquisitionné par les autorités allemandes où logeait mon père, tout à côté de leur maison.

Ce qui m'interpelle encore aujourd'hui c'est pourquoi ce silence de ma mère ! Au fil des temps c'était devenu un énorme mensonge ! Car je savais, et elle ne savait pas que je savais. N'étais-je pas assez fort, à ses yeux, pour comprendre ? En me protégeant comme elle l'a fait, c'est elle qu'elle protégeait. Et pour moi, encore une fois, avec le recul, c'est plutôt un atout, un plus, d'être ce que je suis, je me sens encore plus européen avant l'heure.

C'est l'émission de télévision "Enfants de Boches" sur FR3 qui me donne le nom de la WASt, Internet me permet de retrouver l'adresse, j'écris le 29 juillet 2003. Le 23 septembre 2004, je reçois une lettre qui me dit avoir un frère et une sœur en Allemagne, en plus il y a une photo de mon père.

C'est curieux mais aujourd'hui, je me demande pourquoi je n'ai pas eu autant d'enthousiasme quand j'ai reçu cette lettre avec les photos, peut-être l'âge et le recul que j'ai par rapport à l'évènement, j'ai regardé cette image et j'ai essayé de trouver des ressemblances... Le mensonge m'avait tellement rongé toute ma vie, que je ne pouvais pas accepter cette vérité-là. J'ai montré cette photo à ma mère qui n'a pas reconnu mon père, c'est ce qu'elle m'a dit... mais il ne pouvait pas y avoir d'erreur puisque les preuves étaient bien là et les éléments en possession se recoupaient avec ceux de la WASt. Et puis une autre interrogation, pourquoi ce silence de ce père ? Cet abandon de sa part lui aussi, il m'avait connu, il est parti, puis plus rien... Il n'est pas retourné dans son pays à la fin de la guerre, rien n'a dû lui être facile après sa période, probablement, de captivité.

Il est resté en Allemagne de l'ouest et s'est remarié en 1946, et a eu deux autres enfants avec sa nouvelle épouse qui avait déjà une petite fille. Il a de nouveau quitté ce foyer à peine construit et s'est remarié une troisième fois. Il est décédé à BRÊME en 1987. Mon prénom est PIERRE et mon frère allemand s'appelle PETER ! Né en 1947, ce n'est pas un hasard. Il ne souhaite pas me connaître, pour l'instant.

Depuis, avec ma sœur allemande, EVA, (le prénom de ma mère est Yvonne) nous nous écrivons, nous échangeons des photos, des lettres, j'ai acheté un logiciel de traduction franco-allemand. Tout cela est bien imparfait et très épisodique. Aller à leur rencontre est mon désir, mais je ne parle pas l'allemand et ils ne parlent pas le français. Franchir le pas n'est pas aisé, l'avenir est devant nous ! Le temps aussi, même si on dit que la vie est courte; une solution devra être trouvée pour se comprendre.


Avec ma mère, en décembre 2007, à la maison de retraite.
Elle va prendre 87 ans.

Je m'interpelle aujourd'hui, pourquoi je ne suis pas tout à fait comme mes frères, enfants de la guerre, je le dois probablement à ce grand-père qui m'a emmené dans la vie comme son fils, lui qui venait d'en perdre un, en août 1942, déporté et mort à Auschwitz, je le revois encore m'emmener chez le coiffeur, faire une petit tour dans le quartier où nous habitions, me tenant par la main. Pourtant il était dur de tempérament, il avait eu un métier très dur dans la construction et le bâtiment. Il est parti en 1952, j'avais 11 ans. Quand nous lui rendions visite après le mariage de mes parents, moi et mon frère repartions toujours avec une petite pièce dans la poche.

Aujourd'hui, je comprends mieux pourquoi toutes ces portes se sont fermées devant moi, notamment dans la famille, chez le frère de mon beau-père entre autre, enfin pas tous, car quelques-uns m'ont accueilli comme étant de la famille. C'était une famille traditionnelle bien pensante et vieille France et je ressentais bien que le problème était ma mère et je ne pouvais pas comprendre. Les mentalités à la fin de la guerre étaient très dures et les jugements sévères. Aujourd'hui certains mots sont encore difficiles prononcer, les plaies de cette guerre sont-elles entièrement vraiment refermées? Depuis peu, j'ai pu savoir que ma mère n'avait pas été tondue, mais qu'elle avait subi les affres de l'internement.

Elle est décédée en juin dernier, à l'âge de 87 ans, dans la douceur d'une maison de retraite, très entourée par un personnel dévoué. Sa maladie d'Alzheimer ne lui a pas permis une fin de vie heureuse et en famille, sa pensée lui avait échappé, quand je passais lui rendre visite, son visage s'illuminait et à chaque fois elle me disait: "Ah ! C'est toi !" Elle m'a reconnu jusqu'à la dernière minute et dans son inconscience, je sais qu'elle m'a dit au revoir à sa manière. Son départ m'a laissé plus qu'un vide, puisque tout n'a pu être dit... à ses obsèques, j'ai pu parler avec une de ses vielles amies, qui aussi savait... Ce n'était pas à moi de raconter ton histoire, m'a-elle dit.

Dernièrement, j'ai retrouvé un ancien camarade de classe de fin d'études primaires; au téléphone, il m'a avoué que de notre temps, en classe, il savait qui j'étais, certes ce n'était pas un de mes proches amis, mais je me souviens que c'était un camarade de classe très correct avec moi, il m'a rappelé que certains ne l'étaient pas autant. Je n'en avais pas le souvenir.

Cette chape de plomb, entretenue pendant toutes ces années, a développé en moi une certaine sensibilité qui me fait deviner, ressentir les choses sans le savoir; on devient intuitif par nature. Nous sommes, nous les enfants de la guerre, souvent trop sentimentaux, trop sensibles aux évènements, aux choses. Cela m'a été dit dans certaines situations dans ma carrière professionnelle. Et puis ce caractère quelque peu germanique que je ne peux nier, qui m'a certainement aidé à devenir ce que je suis, pas tout à fait comme les autres...

Je dois encore avancer dans la connaissance de ma nouvelle famille et là peut-être par sensibilité, j'ai encore beaucoup de difficultés à franchir ce pas. Peur de blesser, de remuer ce passé qui me colle à la peau.

Ce sera pour très bientôt, car j'avance lentement pour ne blesser personne...

Pierre.
Mars 2009.


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